Le 29 novembre dernier, une table ronde organisée par Réditec en collaboration avec Thalie-Santé s’est déroulée dans le cadre des Journées Techniques du Spectacle et de l’événementiel (JTSE), abordant la thématique complexe de la relation entre la technique et l’artistique. Sous la modération éclairée de Sophie Proust, maîtresse de conférence en études théâtrales à l’Université de Lille, cette réunion a constitué une tribune essentielle et a permis de débattre des enjeux cruciaux de cette interaction au sein du monde du spectacle vivant.

Participant-es :

Yves Frohle : Directeur technique de la Comédie de Genève, membre de Réditec.

Christine Letailleur : Metteuse en scène.

Ondine Trager : Éclairagiste, régisseuse générale et comédienne, membre de la Compagnie Quai n°7 à l’origine du spectacle «Services».

Olivier Coldefy : Psychologue clinicien, Coordinateur du pôle psychosocial de Thalie-Santé.

Modératrice :

Sophie Proust : Maîtresse de conférences en études théâtrales, chercheuse au CEAC, Université de Lille.

Après avoir accueilli ses invités et les 85 personnes présentes dans la salle, Sophie Proust rappelle le contexte qui va servir de base à cette table ronde. 

Extrait de l’annonce sur le site de la Comédie de Genève :

« Annulation de la production des Émigrants 

La Comédie de Genève annonce l’annulation de la production Les Émigrants, en raison de divergences sur la philosophie de travail entre la direction artistique du projet d’un côté et la direction générale et les équipes permanentes et temporaires de l’autre. Ces divergences ont engendré des difficultés de communication rendant la création du spectacle irréalisable.

Depuis le début de leur direction, Natacha Koutchoumov et Denis Maillefer (NKDM) ont affirmé la défense de valeurs fortes au sein du théâtre. Ces valeurs se retrouvent dans un règlement du personnel, une charte de comportement et les contrats signés avec chaque équipe artistique.

Dans le cas de la production des Émigrants, la co-direction NKDM a constaté des manquements dans le respect des valeurs, sources de différends opérationnels qui ont rendu cette décision nécessaire, quand bien même la Comédie de Genève a cherché jusqu’au bout des solutions organisationnelles.

Pour ces raisons, toutes les représentations sont annulées et la Comédie présente ses excuses pour les désagréments occasionnés. »

S’il s’agit d’une première annulation de ce type dans notre monde du spectacle, Sophie Proust a souhaité poser le cadre de la table ronde en précisant que cet « événement » serait une base de discussion, mais que l’objectif de cette table ronde n’était pas de s’ y attarder. Cet exemple concret permet de témoigner d’un changement réel dans notre société, de proposer des outils pour éviter ce passage de service à servitude. 

Sophie choisit également dès le départ de ne pas donner de définition précise aux termes  service et servitude, le but étant de s’interroger sur les limites du service, du moment où cela passe dans le domaine illégal de la servitude et c’est bien la question du harcèlement qu’elle propose de poser au centre de cette table ronde. 

La première question est adressée à Yves Frohle, directeur technique de la Comédie de Genève. Il a partagé cette expérience délicate où les limites entre service et servitude ont été franchies. 

Il a précisé le contexte, expliquant une dégradation progressive de l’ambiance de travail, un dénigrement permanent des techniciens, un manque total de communication, alors même qu’une charte avait été signée de part et d’autre afin d’éviter ce genre de problèmes. Il a également précisé que la même année, les équipes avaient été formées en matière de harcèlement et de gestion de conflits. Il signale également le caractère extrême auquel ils ont été confrontés. 

Heureusement, la direction a pris la mesure de l’urgence. Le cadre juridique en matière de harcèlement est également venu en soutien et a permis de mettre les bons mots sur le vécu des techniciens et des équipes. Le fait de mettre des mots sur cette expérience a permis de comprendre ce passage de service à servitude. 

Sophie Proust a choisi d’interroger ensuite Christine Letailleur sur son mode de fonctionnement en tant que metteur en scène et d’expliciter sa manière de communiquer avec les équipes techniques. 

Christine Letailleur, en réponse, a abordé la relation esthétique entre metteurs en scène et technicien-nes, soulignant l’importance d’un protocole de répétition collaboratif. Elle a insisté sur la nécessité d’une communication ouverte et d’une compréhension mutuelle des besoins, tout en intégrant le temps de travail technique dans le processus de création artistique. 

Pour elle, les technicien-nes sont des « passeurs de langage ». Ils traduisent ses mots en lumières, sons, et cette collaboration est essentielle. Les technicien-nes jouent un rôle de création et permettent la réalisation de l’œuvre mise en scène.

Ondine Trager a ajouté sa perspective en tant qu’artiste et technicienne, mettant en lumière le cliché des techniciens exécutants et soulignant l’importance de considérer le technicien comme un collaborateur créatif à part entière. Elle a plaidé en faveur d’une collaboration bienveillante et de la nécessité de créer ensemble plutôt que de considérer le technicien comme un simple exécutant.

Pour Ondine, le théâtre est un projet collectif et il permet d’inventer un autre monde ensemble. On doit se poser au service d’une pensée collective pour inventer ce monde. C’est une question d’échanges et de manière de s’adresser aux autres, d’être bienveillant. La servitude arrive quand on exige autre chose de l’autre. Il faut sortir de l’idée du créateur tout puissant et qui impose à son entourage sa vision sans se soucier des répercussions possibles. 

La technologie a évolué et on ne crée plus de la même manière qu’avant. Les techniciens ont besoin de plus de temps pour répondre aux demandes. Il y a de nouvelles règles et de nouvelles normes techniques. Malheureusement la technique est encore plus vécue comme une contrainte par rapport à la création artistique et cela doit changer. C’est un point politique, selon Ondine, qui exige qu’on se pose les bonnes questions et qu’on change les choses dans la bienveillance et la communication. 

Suite à ses trois témoignages, Sophie Proust a interrogé Olivier Coldefy sur les moyens pour les personnes de se prémunir contre ce basculement dans la servitude. 

En tant que psychologue clinicien, Olivier a abordé la question du harcèlement moral et des moyens de s’en prémunir. Il a évoqué les textes existants sur le harcèlement moral et la nécessité de sensibiliser les acteurs du secteur, soulignant la différence entre la justice et la réalité quotidienne. Il a insisté sur l’alerte à donner auprès de la médecine du travail, en précisant que cette dernière peut être interpellée à tout moment sans que l’employeur soit mis au courant. Cela permet d’investiguer les conditions de travail dans la structure et d’amorcer une enquête de la part de l’inspection du travail. 

La discussion s’est ensuite ouverte au public, abordant des sujets tels que la précarité du métier, la crainte de l’opposition et les défis spécifiques liés à l’intermittence.

– Précarité du métier : certains ont souligné les défis liés à la précarité du métier, évoquant les défis spécifiques liés à l’intermittence ;

– Formation et collaboration : Des questions ont été soulevées sur la nécessité d’une meilleure formation, tant pour les techniciens que pour les artistes, afin de favoriser une compréhension mutuelle et une collaboration plus efficace ;

– Charte et Médecine du travail : des suggestions ont été faites concernant l’établissement de chartes et le rôle de la médecine du travail dans la prévention de la servitude.

En conclusion, la table ronde a mis en évidence la nécessité d’une compréhension approfondie entre techniciens et artistes, tout en évitant de normaliser des pratiques qui pourraient porter atteinte à l’éthique. Il a été suggéré de conditionner les aides publiques au respect des normes éthiques, soulignant ainsi l’importance d’une collaboration étroite entre la production, les ressources humaines et les acteurs clés du secteur. Des éloges particuliers ont été adressés à la Comédie de Genève pour son engagement en faveur du changement, illustrant un pas concret vers une meilleure compréhension et collaboration au sein des acteurs du spectacle vivant.

 

Réditec remercie l’ensemble des participant-es et intervenant-es pour cette table ronde ainsi que les JTSE pour avoir rendu possible ce temps d’échange et de débat.